Photographie Romain Guélat ©Editions Zoé
D’origine suisse et belge, Anne-Sophie Subilia vit à Lausanne où elle est née en 1982. Elle a étudié la littérature française et l’histoire à l’Université de Genève. Enseignante de français langue étrangère, elle a séjourné à Montréal de 2009 à 2011.
Membre du collectif AJAR, Anne-Sophie Subilia est diplômée en création littéraire de la Haute École des arts de Berne et anime des ateliers d’écriture autour de la question du corps et du lieu. Auteure de plusieurs livres, son écriture allie fiction et poésie. Elle vient de publier Neiges intérieures (Zoé, 2020), huis clos tendu et puissant où les personnages doivent cohabiter sur un voilier au cœur d’une nature extrême ; leurs tensions y sont finement décortiquées à travers un journal de bord de fiction.
Dans ce dense entretien que j’ai eu avec Anne-Sophie Subilia en juillet dernier, elle a répondu à mes questions au sujet de l’écriture et de ses techniques de création. Une plongée fascinante dans les mystères de son inspiration et dans son univers unique.
En voici la seconde partie! Et pour lire la première partie, c’est ici.
Oser s’aventurer sur des chemins non balisés
ME : Oui, la question de l’amusement, et comme on disait tout à l’heure, cet aspect de work in progress, ça me semble assez essentiel parce que c’est vrai que souvent on se dit que la littérature c’est quelque chose d’assez monumental, on a face à soi des objets qui semblent un peu figés, qui semblent parfaits ; et cette recherche de la perfection, que les mots soient parfaitement emboîtés les uns derrière les autres, ça peut bloquer beaucoup de gens, qui ne vont pas oser tester, simplement.
AS : Effectivement, et je pense qu’au départ, on ne sait pas toujours ce qu’on vise, au juste. Pour moi, c’est souvent en faisant que ça se découvre, que ça se dévoile, que je vois le chemin, et après coup ça me semble assez évident que c’était là que je voulais aller avec un texte, mais au départ, il y a juste une sorte de terrain vague, deux ou trois jalons ; c’est assez obscur.
Faut-il faire des plans?
ME : A ce propos justement, je voudrais te demander si tu travailles avec des structures ? Est-ce que tu élabores un plan, par exemple, avant de te mettre à écrire, ou vas-tu davantage te laisser surprendre par ce que tu découvres ?
AS : J’ai beaucoup de peine à faire des plans… Oui, je crois qu’il y a vraiment cette idée du chemin, et de la progression, et de ce que l’écriture va me révéler petit à petit. Là, le chantier nouveau sur lequel je suis, j’ai de vagues intuitions mais je n’en sais pas plus… justement, j’ai beaucoup d’espoir dans l’écriture, je me dis qu’elle va amener, va faire advenir beaucoup de choses !
Suivre sa boussole interne…
ME : Ce n’est de loin pas une évidence ce que tu dis là. Il y a des tas de gens qui disent qu’avant de faire un texte il est nécessaire de faire une structure, il faut avoir fait un travail sur ses personnages, etc. Toi tu dis qu’on peut se laisser surprendre, et aller là où l’écriture nous mène… Qu’est-ce qui fait que tu as confiance dans ce chemin-là ? Est-ce que c’est aussi de l’avoir fait plusieurs fois ?
AS : Peut-être bien. J’en ai fait effectivement l’expérience… Par rapport à l’écriture proprement manuscrite, il y a le mouvement, le geste de l’écriture ; j’utilise l’écriture manuscrite comme étape, avec mon carnet de notes que j’ai toujours sur moi. J’ai en fait mon carnet de notes qui est mon espèce de journal, que j’essaie de tenir à jour et qui est mon compagnon depuis le tout début, et je peux avoir aussi un cahier de chantier, donc un autre carnet lié à l’écriture de mon projet en cours, et dans ce carnet, si j’ai une idée, envie de tester un truc, je le fais… ça peut aussi être des feuilles éparses ; pour Neiges intérieures j’avais des tonnes de feuillets, ça partait dans tous les sens, mais l’important c’était le geste, avec le crayon, la plume, c’était d’écrire de manière manuscrite. Des fois, c’est des scènes qui s’écrivent, c’est des brouillons, des brouillons, des brouillons, jusqu’à ce qu’il y ait ce tremblement et que je me dise tiens, là je touche un foyer qui est sensible, je pense que ça mérite que j’aille là-dedans.
J’ai parfois cette image du sourcier avec son bâton, et à un moment donné, ça tremble, et il sait, il sent qu’il est en train de toucher à la source, à une zone particulièrement sensible… Durant le temps de l’écriture, j’éprouve physiquement des choses d’une certaine intensité, et ça m’indique que je suis en train d’aborder quelque chose d’important. Ou de viscéral…. Enfin, viscéral c’est peut-être trop, mais quelque chose qui est là physiquement, qui me donne des signes physiques… Comme une boussole interne.
… et le chemin se dévoile
ME : Et ça finit par se structurer au bout d’un moment ?
AS : On imagine qu’un livre s’écrit de manière linéaire. Je fonctionne autrement : il y a pour moi une vraie étape de composition, à un certain moment. Tu sais, c’est comme si j’avais des pièces, des fragments ; je vais les manipuler encore et encore, comme de la pâte à modeler : tu mets telle pièce et telle autre en proximité, ça va créer des liaisons différentes que si tu mettais d’autres pièces ensemble.
ME : Et tu travailles de quelle manière concrètement pour réaliser cette composition ?
AS : Souvent, j’imprime mon texte, et je découpe des bouts aux ciseaux, je les agence autrement, il y a un côté bricolage, et c’est plus visuel comme ça, parce que sur écran, je trouve que ça écrase tout, et parfois, quand j’ai beaucoup de matière, je n’ai plus une vision nette.
Routines et blocages
ME : Est-ce que tu ré-écris beaucoup avant de considérer ton texte comme achevé ?
AS : Oui, je prends mon temps… j’affine pas mal dans la durée. J’ai peut-être 3 versions au final, qui ne sont pas drastiquement différentes, mais elles sont chaque fois un peu plus raffinées… Et chaque œuvre s’écrit différemment que la précédente, avec d’autres outils. Et aussi, chaque fois est relative à un contexte d’écriture, à une période de vie particulière. Et au niveau du temps : on n’a pas toujours le même volume de temps à consacrer à l’écriture, ou la même régularité, et à cet égard aussi on doit adapter…
ME : Est-ce que tu as des routines à toi, des outils qui t’aident à t’y mettre, qui viennent à ton secours si tu as un blocage ? Qu’est-ce qui t’aide, qu’est-ce qui structure ton écriture, en dehors de l’écriture, si on peut dire ?
AS : Eh bien, en fait c’est vraiment mon carnet, celui de type « journal », qui est pour moi le lieu de l’inclusion, le lieu de l’exploration brute : on y va, on laisse aller, c’est l’endroit de ma curiosité, j’ai appris à lâcher quelque chose, et en fait ce carnet est très hétéroclite ; ce n’est pas uniquement raconter ce qui a eu lieu, ça peut être que je m’arrête et c’est un moment de contemplation, ou alors ça peut être de l’écriture automatique, ou parfois un dessin… Et cette matière hétéroclite de mon carnet me relie à ce plaisir premier, et à ce que je disais au tout début, à ce bien-être, au fait de poser, de coucher des choses par écrit, d’être dans ce geste très graphique, physique. C’est là que peut se produire quelque chose, parce que ça amène une détente propice à la création. Par exemple, l’autre jour, j’étais au bord du lac, plutôt en mode oisif, mais avec mon carnet pas loin, et à un moment donné je me suis mise à prendre des notes, à plat ventre, en maillot de bain, et cette matière qui s’est écrite à ce moment-là, sans que je sois dans le sérieux, assise à mon bureau ; le soir-même, je l’injectais dans mon chantier. En l’occurrence il s’agissait d’une scène que j’observais au bord du lac, je prenais des notes et ça m’a servi pour le chantier en cours mais sur le moment c’était pour le plaisir, ce n’était pas marqué par une contrainte…
Propos recueillis par Marie-Eve Tschumi
Cette interview s’insère dans une catégorie de ce blog qui veut parler des écrivaines d’aujourd’hui et d’hier, en particulier les écrivaines romandes. Pour lire la suite de l’interview, c’est ici!